CHAPITRE DIX

Toute rassemblée resta interdite. C’était étrange de voir Neferet perdre le contrôle d’elle-même. J’avais beau savoir qu’elle avait tourné le dos à Nyx, qu’elle était impliquée dans des choses très graves, cela m’avait secouée de la voir s’écrouler ainsi.

Était-elle folle ? L’obscurité dont m’avait parlé Nyx pouvait-elle être celle de l’esprit dément de Neferet ?

— Votre grande prêtresse a traversé des épreuves terribles ces derniers jours, dit Shekinah. Je n’excuse pas son erreur de jugement, mais je la comprends. Le temps guérira ses blessures. Ate, je veux que vous aidiez la police locale dans son enquête. Je crois savoir que la majorité des indices ont été détruits, mais j’espère que les méthodes scientifiques modernes permettront de découvrir quelque chose malgré tout. Zoey, quel est le nom de cet inspecteur honnête ?

— Kevin Marx, répondis-je.

— Il sera contacté, dit Ate. Shekinah eut un sourire approbateur.

— En attendant, reprit-elle, je vais rester ici, du moins jusqu’à ce que Neferet soit redevenue elle-même.

Je jetai un coup d’œil aux professeurs pour voir leur réaction à cette annonce. Leurs expressions allaient du choc à la surprise en passant par le plaisir. Quant à moi, je pense que mon visage trahissait mon soulagement. Neferet serait bien obligée de se comporter correctement en présence de Shekinah.

— Il me paraît important, et le conseil de Nyx m’approuve, de faire en sorte que la vie dans cette école se poursuive de façon aussi normale que possible. Ce qui signifie que les cours reprendront demain.

De nombreux professeurs parurent mal à l’aise, mais ce fut encore Lenobia qui prit la parole.

— Prêtresse, nous souhaitons tous que les cours reprennent, mais il nous manque deux professeurs importants.

— En effet, et c’est aussi pour cela que je prévois de rester ici. Je remplacerai Loren Blake.

Je n’avais pas besoin de regarder les Jumelles, qui détestaient la poésie, pour savoir qu’elles réprimaient une grimace. Je m’efforçai de retenir un sourire. Mais ce que dit ensuite Shekinah me frappa en plein cœur.

— J’ai eu la chance de rencontrer Erik Night à l’aéroport. C’est lui qui enseignera à la place de notre cher professeur Nolan.

— « Oh non ! Erik est de retour, et je vais être une de ses élèves », pensai-je, affolée.

— Quant à la barrière de protection que Neferet a érigée autour de l’école, elle ne sera pas maintenue, poursuivit Shekinah. Une telle mesure d’urgence n’est plus nécessaire. Boucler l’école reviendrait à déclarer l’état de siège, ce que nous désirons empêcher à tout prix. Et puis nous sommes sous la protection des Fils d’Erebus. 

Elle désigna Ate, qui hocha la tête.

— En résumé, conclut-elle, je voudrais que vous repreniez vos activités. Ceux qui jouissent de liens avec la communauté humaine doivent les renforcer. N’oubliez pas la leçon que nos ancêtres ont apprise au prix de leur sang : la peur et le fanatisme naissent de l’isolement et de l’ignorance.

Je ne sais pas ce qui me prit à ce moment-là, mais ma main se leva d’elle-même.

— Zoey, tu as quelque chose à ajouter ?

— Prêtresse, me lançai-je, je me demandais si ce ne serait pas le bon moment pour mettre à exécution une idée que j’ai eue pour que les Filles de la Nuit s’impliquent dans une association caritative humaine,

— Continue, jeune fille, je suis intriguée.

— Eh bien, je me disais que nous pourrions entrer en contact avec l’association Chats de gouttière, qui accueille des chats abandonnés et leur retrouve un foyer. Je pense que ce serait un bon moyen de se mêler à la communauté humaine.

Shekinah eut un sourire lumineux.

— Une association qui s’occupe des chats, c’est parfait ! Excellente idée, Zoey. Demain soir, tu seras dispensée des premiers cours pour aller rendre visite aux dirigeants de cette association.

— Prêtresse, intervint Ate, je me permets d’insister : les novices ne doivent pas évoluer seuls au sein de la communauté humaine avant que les responsables des crimes perpétrés envers notre peuple ne soient découverts.

— Les humains ne sauront pas que nous sommes des novices, dit Aphrodite.

Tous les yeux se posèrent sur elle. Elle se redressa et releva le menton.

— Et tu es... ? fît Shekinah.

— Je m’appelle Aphrodite, prêtresse. 

J’observai attentivement la très grande prêtresse, à la recherche du moindre signe indiquant qu’elle était au courant des rumeurs propagées par Neferet sur le compte d’Aphrodite  – à savoir que Nyx lui avait tourné le dos et enlevé ses pouvoirs, etc. Mais son expression bienveillante ne changea pas.

— Quelle est ton affinité, Aphrodite ?

Je me figeai. Zut ! Elle n’avait plus d’affinité !

— Nyx m’a attribué l’élément terre. Mais le don le plus grand qu’elle m’ait fait est la capacité de prévoir les dangers à venir.

Je poussai un soupir de soulagement : Aphrodite avait répondu sans vraiment mentir ! Shekinah hocha la tête.

— En effet, j’ai entendu parler de tes visions, Aphrodite. Continue. Qu’as-tu à dire ?

— Juste que les humains ne nous reconnaissent pas car nous couvrons toujours nos Marques avant de quitter l’école. Seuls ceux de Chats de gouttière sauront qui nous sommes. Franchement, ça m’étonnerait qu’ils soient impliqués dans les meurtres ! fit Aphrodite en haussant les épaules. Nous ne risquons rien.

— Elle n’a pas tort, Ate, commenta Shekinah.

— Je pense néanmoins que les novices devraient être accompagnés d’un combattant, s entêta le chef des Fils d’Erebus.

— Cela attirerait l’attention sur nous, rétorqua Aphrodite.

— Pas si le combattant couvre lui aussi sa Marque, intervint Darius, qui se tenait toujours, séduisant en diable, près de la porte.

Tous les regards se tournèrent vers lui.

— Et quel est ton nom, combattant ?

— Darius, prêtresse, répondit-il en posant le poing sur la poitrine et en s’inclinant.

Shekinah fronça les sourcils :

— Alors, Darius, vous seriez prêt à couvrir votre Marque ?

J’étais aussi surprise qu’elle. Le règlement de la Maison de la Nuit exigeait que les novices cachent leur Marque en quittant l’école et cela se comprenait. Honnêtement, les adolescents ne sont pas toujours très malins (surtout les garçons), et les vampires voulaient éviter que des novices (des garçons, surtout) deviennent la cible de jeunes de la ville, ou pire, de la police ou de parents surprotecteurs. En revanche, lorsqu’un novice a réussi sa Transformation et que sa Marque s’est remplie et étendue, on ne la dissimule plus. C’est une question de maturité, de fierté et de solidarité. Et voilà que Darius, marqué depuis peu, se proposait de faire quelque chose que la plupart des vampires, en particulier masculins, refuseraient catégoriquement !

— Oui, prêtresse, je couvrirai ma Marque pour protéger les novices, répondit Darius, le poing sur le cœur. Je suis un Fils d’Erebus. La survie de mon peuple m’importe plus que tout.

— Dans ce cas, c’est réglé, déclara Shekinah. Zoey, tu iras te présenter à ces gens dès demain, accompagnée d’un autre novice, dont tu me communiqueras le nom. Darius, vous les escorterez, votre Marque cachée.

Nous nous inclinâmes tous.

— Cette réunion du conseil est close. Dans les jours qui viennent, je ferai un rituel de purification. J’ai ressenti de la souffrance et de la peur quand je suis arrivée ici ce soir, et seule la bénédiction de Nyx pourra dissiper cette tristesse. En attendant, soyez tous bénis.

— Soyez bénie.

Shekinah fît signe à Lenobia et à Ate de la suivre, et ils quittèrent tous trois la pièce.

— Waouh ! fit Damien, ébloui, alors que nous sortions à notre tour. Shekinah en personne ! Elle est encore plus resplendissante que je l’avais imaginé, j’aurais voulu dire quelque chose, mais elle m’a coupé le sifflet.

— Allez, pour une fois, on ne va pas te casser les pieds avec ton obsession du vocabulaire, dit Shaunee, magnanime.

— Bon, je vous laisse, les interrompit Aphrodite en levant les yeux au ciel. Je vais voir si je peux couper le sifflet à Darius.

— Hein ? fis-je.

— Ce n’est pas l’usage correct de cette expression, remarqua Damien.

— Peu importe ! Oh, et ne soyez pas jaloux quand Zoey vous annoncera que c’est moi qui vais l’accompagner demain, ajouta-t-elle en me lançant un regard qui voulait dire qu’il y avait une raison pour que ça soit elle.

Puis elle rejeta ses cheveux en arrière et partit.

— Je la déteste ! dirent en chœur Erin et Shaunee. 

Je soupirai, découragée. Ma grand-mère aurait dit que j’avais fait un pas en avant et deux en arrière. Mes amis n’appréciaient toujours pas Aphrodite. Ils me donnaient tous la migraine.

— Elle est vraiment insupportable, pourtant quelque chose me dit qu’elle a raison, lâcha Damien.

— En effet, confirmai-je.

Je ne voulais pas me mettre de nouveau mes amis à dos, mais j’étais contente qu’Aphrodite veuille venir avec moi. Elle avait peut-être un plan pour semer Darius et retrouver Lucie.

— Tu aurais dû nous expliquer plus tôt que tu ne pouvais pas te confier à nous de peur qu’on lise dans nos pensées, dit Damien alors que nous partions en direction des dortoirs.

— Oui, tu as raison, mais je pensais que moins j’en parlerais, moins vous y penseriez.

— On comprend maintenant, déclara Shaunee.

— Oui, on comprend, répéta Erin.

— Mais tu aurais dû nous parler de Loren, reprit-elle.

— D’ailleurs, quand tu auras surmonté ta peine, nous aimerions connaître les détails, enchérit Erin.

— Ne comptez pas là-dessus, dis-je en haussant les sourcils.

Elles firent la grimace.

— Laissez-la tranquille, intervint Damien. Cette histoire a été très traumatisante pour elle, sans parler de l’Empreinte, de la perte de sa virginité et d’Erik !

Il avait lâché le prénom d’Erik dans un petit couinement, ses yeux écarquillés fixant quelque chose au-dessus de mon épaule gauche. Le ventre noué, je me retournai, imitée par Jack et les Jumelles. Erik sortait du bâtiment où se trouvait la classe de théâtre.

— Salut, Damien ! Salut, Jack, dit-il en souriant chaleureusement à son ancien camarade de chambre.

Cela me rappela l’une des nombreuses raisons pour lesquelles j’aimais tant Erik. Non seulement il était beau à se damner, mais c’était aussi un gentil garçon.

— Shaunee, Erin, continua-t-il.

Les Jumelles répondirent en chœur, l’air ravi de le revoir. Finalement, il me regarda.

— Bonjour, Zoey, dit-il d’un ton réservé mais poli. « Il n’est plus aussi furieux contre moi », pensai-je avec soulagement, avant de me rappeler qu’il était très bon acteur.

— Salut.

Je ne trouvai rien d’autre à répondre. Je ne suis pas douée pour jouer la comédie, et je craignais que ma voix ne tremble autant que mes mains.

— On vient d’apprendre que tu allais enseigner le théâtre, dit Damien.

— Oui, cela me gêne un peu, mais Shekinah me l’a proposé, et on ne peut rien lui refuser.

— Je pense que le professeur Nolan en serait heureuse, lâchai-je sans y penser.

Il me regarda, ses yeux bleus complètement dénués d’expression. Ces mêmes yeux m’avaient montré tant de bonheur, de passion, de chaleur, et même d’amour ; puis tant de peine et de colère. Et maintenant, plus rien ? Comment était-ce possible ?

— Tiens, tu as une nouvelle affinité ? fit-il d’une voix glaciale. Tu peux parler avec les morts maintenant ?

Je me sentis rougir.

— Non, bredouillai-je. C’est juste que... euh... je pense qu’elle aurait aimé que tu la remplaces.

Il serra les mâchoires et passa la main dans ses cheveux, un geste qu’il faisait toujours quand il était perturbé.

— J’espère qu’elle est contente que je sois là, dit-il finalement sans me regarder. Elle a toujours été mon professeur préféré.

— Tu partages toujours ma chambre ? demanda Jack, rompant le silence gênant qui s’ensuivit.

— Non, désolé, répondit Erik gentiment. Ils m’ont installé dans le bâtiment des professeurs.

— Oui, bien sûr ! Je n’arrête pas d’oublier que tu t’es transformé, dit Jack avec un petit rire nerveux.

— Moi aussi, je l’oublie parfois. Bon, je dois y aller. J’ai des cartons à défaire et des cours à préparer. On se voit plus tard, dit-il avant de se tourner vers moi. Au revoir, Zoey.

« Au revoir. » Mes lèvres remuèrent, mais aucun son ne s’en échappa.

— Au revoir, Erik ! s’écrièrent mes amis alors qu’il s’éloignait rapidement.